jeudi 28 mai 2009

L'American Enterprise Institute ou le monstre à cent têtes

Alors que le président américain Barack Obama, avec l'appui de sa Secrétaire d'Etat Hillary Clinton, milite pour un monde sans armes nucléaires, il se trouve des voix pour critiquer une telle approche.

On pourrait être en droit d'être surpris: l'arsenal américain hérité de la Guerre Froide est à la fois coûteux et inutile dans le monde d'aujourd'hui. Pour commencer les missiles intercontinentaux (ICBMs), destinés à frapper l'Union Soviétique jusqu'au début des années 1990 sont peu adaptés au contexte géopolitique actuel de multipolarité. Surtout, cet arsenal souffre du problème bien connu de redondance, autrement dit, la multiplication des armes atomiques de la "triade" (sur bombardiers, sous-marins et missiles) est totalement inutile au principe de dissuasion.

Alors pourquoi un ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'ONU, John R. Bolton, s'oppose-t-il à la politique d'Obama dans le New York Times, arguant qu'une réduction des armes atomiques peut "affaiblir" les Etats-Unis et même "profiter" à la Russie? Que supprimer les missiles de la Guerre Froide pour ne conserver que les armes nucléaires tactiques de moindre puissance serait cesser de protéger la population américaine?
On peut se demander dans quel monde vit Mr Bolton pour concevoir tant de menaces à la superpuissance américaine.

Pour comprendre l'article de Mr Bolton, il faut regarder où il travaille. Et là tout s'éclaire, puisqu'il est l'une des cent têtes de la tristement célèbre American Enterprise Institute (AEI), l'une des "boîte à idées" les plus conservatrices des Etats-Unis.

L'AEI fut fondée en 1943 pour être le porte-parole du grand patronat auprès du gouvernement, et tout particulièrement les firmes Bristol-Myers et General Mills. Dans un premier temps elle traite avant tout de politique intérieure et vise à promouvoir activement le libre-échange et la liberté d'entreprise en s'opposant aux régulations étatiques des administrations démocrates. Dans les années 70 cependant, appuyée par des entreprises du complexe militaro-industriel, l'AEI va s'associer à d'autres organisations conservatrices telles que le Committee on the Present Danger (CPD) ou le Center for Strategic & International Studies (CSIS) pour dénoncer une sous-estimation de la menace soviétique.

L'argument est cousu de fil blanc. Bien que l'expansion communiste soit en apparence indiscutable, les Etats-Unis ne sont pas directement menacés par l'Union Soviétique. Cependant, l'augmentation radicale du budget militaire prôné par l'AEI, le CPD, et le CSIS vise à imposer la suprématie du libre-échange et des théories économiques libérales. C'est ainsi que ce plaidoyer pour la puissance américaine va survivre à la Guerre Froide: sous l'administration de George W. Bush, ce sont Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowicz qui se chargent d'avancer les programmes de l'AEI au sein du gouvernement américain, et donc d'utiliser les attentats du 11 septembre 2001 pour augmenter le budget militaire américain jusqu'à des sommets inégalés.

D'autres "têtes" de l'AEI sont connues. Citons Richard Perle, surnommé autrefois le "Prince des Ténèbres" lorsque, sous l'administration Reagan, il cherchait à faire échouer toute négociation avec l'URSS, ou bien encore Joshua Muravchik, qui affirme que la démocratie peut être imposée par la force à l'étranger.

Les projets de l'AEI sont multiples. Par son soutien inconditionnel au libéralisme économique, l'AEI cherche à créer une zone de libre-échange américano-européenne, et use de son influence pour accélérer l'intégration européenne. Par intégration, entendons non seulement l'intégration des pays européens de l'ancien bloc de l'Est, mais également la mise en place de politiques néo-libérales au sein de l'Union Européenne. C'est la "Nouvelle Initiative Atlantique" fondée en 1996 à Prague. Bien entendu, le "non" à la constitution européenne a permis de ralentir momentanément cette intégration.

De manière comparable, l'AEI a bien évidemment soutenu l'invasion de l'Irak afin de créer une zone démocratique au Moyen-Orient qui contrebalancerait l'influence iranienne et soutiendrait Israël. Ajoutons que l'Iran est désormais une cible de choix pour l'AEI qui cautionnerait volontiers une intervention militaire américaine.

L'AEI a d'autres facettes moins connues. Par exemple, dans les années 80 elle a sponsorisé un rapport pour soutenir l'industrie du tabac en arguant que le coût entraîné par le tabagisme (en matière de soins médicaux) était comparable à ceux de l'alcool ou du sucre, et qu'il n'était donc pas de la responsabilité des fabricants de cigarettes. N'oublions pas non plus la tentative de décrédibiliser l'idée du réchauffement climatique: l'AEI a notamment offert un prix de 10,000$ à tout scientifique qui pourrait contredire le rapport de l'ONU sur la nécessité de réduire les gaz à effet de serre.
Ces activités s'inscrivent dans une politique de défense des libertés des entreprises (liberté de tuer ou de polluer en l'occurrence).

En résumé, l'AEI est donc un monstre à cent têtes, qui vise autant à préserver l'hégémonie américaine -par la force militaire principalement- qu'à faire avancer le libéralisme économique dans le monde. Pour ce faire, l'organisation est financée par une multitude de firmes cherchant à éviter qu'un gouvernement américain puisse mener une politique nuisant à leurs intérêts. Elle collabore avec une nébuleuse d'organisations concurrentes ou complémentaires visant (directement ou indirectement) à promouvoir les intérêts américains et le libéralisme -notamment le CSIS.

Voici donc comment une idée qui paraitra certainement noble à beaucoup (l'abolition des armes nucléaires) constitue une menace pour d'autres (menace à l'hégémonie américaine).

Tout cela paraîtra fort distant. Après tout, l'AEI, le CPD ou le CSIS sont des organisations américaines, il est donc normal qu'elles soutiennent la puissance et l'idéologie des Etats-Unis. Mais parmi les centaines de noms sur les listes de membres de l'AEI ou du CSIS se trouve une certaine Christine Lagarde, nommée ministre de l'économie de la France en 2007. A l'ère de la mondialisation, personne n'échappe au monstre à cent têtes...

lundi 18 mai 2009

SAES

La semaine dernière j’ai eu le privilège de présenter ma thèse
au congrès annuel de la SAES (Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur) qui a aidé à financer mon voyage à Washington DC. La présentation en anglais peut être téléchargée ci-dessous :
Last week I had the privilege to present my thesis at the annual congress of the SAES (Society of Higher Education Anglicists) which helped fund my trip to Washington DC. The presentation in English may be downloaded below:


Voir le Fichier : SAES.doc

lundi 11 mai 2009

L'humour de Barack Obama

Un peu d'humour du président américain, une sorte de tradition qu'on pourrait remonter aux blagues de Ronald Reagan. En l'occurrence il s'agit d'un discours prononcé au dîner annuel des journalistes de la Maison-blanche (l'Association des correspondants de la Maison Blanche) auquel se rendent aussi de nombreuses stars et personnalités politiques.

Obama n'a pas hésité à se moquer des républicains, en expliquant d'emblée qu'il "ne souhaitait vraiment pas être là ce soir" mais que c'était là "un autre problème hérité de George W. Bush". Visant également l'ancien vice-président Dick Cheney qui "écrit ses mémoires: comment tirer sur des amis et torturer des gens", Obama a ensuite déclaré que le "parti républicain ne peut pas être renfloué" au même titre que les banques américaines.
L'auto-critique était aussi présente puisqu'Obama déclarait "être le seul président à avoir nommé trois secrétaires au commerce en aussi peu de temps" et que ses 100 prochains jours seraient une telle réussite qu'il "les bouclerait en 72, et se reposerait au 73ème".
La meilleure blague a sans doute visé Hillary Clinton avec qui "il n'a jamais été aussi proche" ; "en fait, dés qu'elle est revenue du Mexique elle [m'a] pris dans ses bras et fait un gros bisou, m'a dit que je devrais y aller aussi".

dimanche 3 mai 2009

Obama +100

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Le buzz continue autour de Barack Obama à l'occasion de la fin de ses 100 premiers jours à la Maison-Blanche. A l'instar d'une célébrité du show-business, les photos du président "dans l'intimité" font le tour du monde à travers -notamment- internet.

Les critiques continuent à pleuvoir, en particulier ses dépenses budgétaires ou sa poignée de main avec Chavez, qui seraient symboliques d'un "socialisme" suspect aux yeux de nombreux américains.

Ou pas? Alors même que l'opposition paraît souvent importante, 81% des américains continuent à soutenir leur président alors que seulement 10 à 15% semblent être opposés à sa vision du rôle du gouvernement. En fait, Michael Moore l'avait déjà souligné: les américains sont parfois moins américains qu'on pourrait ne le penser. Pour la majorité, ils soutiennent l'aide aux plus démunis, la mise en place de mesures ou d'organisations fédérales pour soutenir la solidarité, l'éducation ou la culture. Globalement, seule une minorité est fermement religieuse au point d'opposer l'avortement ou le mariage homosexuel.

Alors pourquoi cette impression que les Etats-Unis acceptent mal Obama alors que tous les indicateurs démontrent le contraire? Sans doute parce parmi cette minorité de mécontents on trouve des magnats des médias et des journalistes ou des intellectuels influents, en d'autres termes des "faiseurs d'opinion" dont les idées sont largement écoutées. Cela fait déjà quelques décennies que les médias ont fortement tendance à véhiculer une image plutôt conservatrice de l'Amérique sous couvert de patriotisme ou de traditionalisme, et ce alors même qu'ironiquement ils sont accusés précisément de faire l'inverse. Certes, le New York Times semble encore fermement ancré à gauche, mais la pléthore de journaux, magazines ou chaînes de télévision aux mains de l'éthos conservateur n'est pas en diminution.

En d'autres termes, les 10 à 15% d'anti-Obama font beaucoup de bruit, tout simplement. Ils cherchent à provoquer des débats sur des mesures dont la nécessité devrait pourtant être irréfutable (comme sur l'économie). Leur succès avec l'opinion publique est pour l'heure limitée, mais tout faux pas d'Obama sera du pain béni pour leur campagne de dénigrement.

Le bruit autour du "+100" d'Obama est donc artificiel, voir largement superflu. Mais il montre ce qu'il se passe quand les médias, au lieu de s'astreindre à une éthique strictement professionnelle, cherchent à soutenir des points de vue finalement très politique. Car si le New York Times est si "gauchiste", à l'inverse le Wall Street Journal ou la National Review sont donc bien "droitistes". Et si l'ex-conseiller de "W" Bush, Karl Rove, juge qu'Obama "polarise" les Etats-Unis "plus que n'importe quel autre président depuis 40 ans", peut-être est-il tout simplement trop rapide à généraliser une polarisation essentiellement médiatique. "Diviser l'Amérique", voila une accusation sérieuse pour un président ; fort heureusement pour tout le monde, elle est également gratuite.

Sources:
The New York Times: "How Character Corrodes", par Maureen Dowd.
The New York Times: "Enough With the 100 Days Already", par Frank Rich
The Wall Street Journal: "The President Has Become a Divisive Figure", par Karl Rove

samedi 2 mai 2009

Chaises musicales à la Cour Suprême

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Ces derniers jours l'on a appris la retraite de l'un des neuf juges de la Cour Suprême, David Souter. Un progressiste, volontiers qualifié de "gauchiste" aux Etats-Unis, celui-ci profite de la présidence d'Obama pour être remplacé par quelqu'un partageant ses penchants politiques.

Les médias nous affirment que cela ne changera pas grand chose, puisque Souter sera remplacé par un autre progressiste. Mais ce jeu de chaises musicales nous rappelle qu'il s'agit là du premier choix d'Obama quant à la Cour Suprême. Et si ce dernier demeure aussi populaire qu'actuellement, sa présidence pourrait durer jusqu'en 2016.

En 2016, Antonin Scalia, l'un des juges les plus conservateurs, atteindrait l'âge très respectable de 80 ans. Idem pour Anthony Kennedy (nommé par Ronald Reagan), considéré comme relativement "neutre", étant tantôt conservateur, tantôt progressiste. Quant à John Paul Stevens, jugé lui très "à gauche", il atteindrait même 96 ans!

En d'autres termes, ce n'est sans doute là que la première des nominations de Barack Obama, qui devrait être suivie par d'autres. A la clé, on peut prédire une évolution de la Cour Suprême favorable aux démocrates et à un certaine libéralisation des moeurs et des mentalités américaines.

Qui sait ce qu'une Cour Suprême vraiment progressiste pourrait décider? Restrictions sur le port d'arme, abolition de la peine de mort... ? Les paris sont ouverts. Dans tous les cas, Obama aura l'opportunité de marquer durablement le pays.

Fausses abstractions (2)

Nous sommes à l'ère du politiquement correct, ou pour être plus exact, de la responsabilité individuelle. Certes, on reconnaît encore le droit à l'individu de se laisser influencer ou corrompre de l'extérieur, mais globalement, il appartient désormais à chacun de maîtriser pleinement sa vie.

Cela se traduit par un ensemble de petites mesures, ou de petites phrases anodines: "Fumer tue", "Une seconde perdue en station = retard sur toute la ligne", "Au moins 5 fruits et légumes par jour"... etc. On n'y ferait presque plus attention, et pourtant à chaque instant nous voila informés, sollicités, et donc responsabilisés. Nulle femme ne doit ignorer les risques de cancers du sein ou de l'utérus, le fumeur doit savoir qu'il risque sa vie à chaque bouffée, tous doivent manger équilibré pour rester en bonne santé... etc. Et bien sûr cela s'applique aussi à la vie professionnelle (ne faut-il pas savoir se vendre, être zélé et disponible?) ou politique (nul ne saurait ignorer la loi, tous doivent savoir que la Chine est un pays liberticide, ou que des enfants meurent de faim à chaque instant... ). Perdu dans cette jungle, on finit par devoir choisir ses combats.

Dans cette nouvelle ère il faut maintenant assumer non seulement ses choix et ses actes mais aussi ses pensées et ses idées. Quel genre d'homme peut ignorer la faim dans le monde, la souffrance dans les pays "en voie de développement", la pauvreté, le chômage, la crise? A chacun de faire quelque chose, d'avoir "conscience" des problèmes actuels, d'être prêt à lutter, à combattre. Il faut prendre position, voter utile, faire pression sur les politiques. L'individu, au centre du système doit maintenant gérer lui-même la société, prendre conscience de la pleine mesure de ses actes et de ses idées.

Et pourtant, dans le même temps, l'on vit à l'ère de la mondialisation, où les décisions sont prises au niveau national, européen, ou mondial. Prendre conscience, oui, mais à quelle fin? L'impact individuel n'a jamais été aussi limité, et pourtant il appartient à chacun d'être responsable. On ne peut ignorer les fausses abstractions du quotidien. Lorsqu'une épidémie se déclare, chacun doit contribuer à son niveau à la combattre ; pour respecter l'environnement chacun doit faire son geste, recycler, contribuer, penser "vert".

Conséquence du libéralisme, l'individu doit apprendre à s'assumer, mais aussi à assumer son manque de pouvoir. Au coeur du système l'individu, mais sans pour autant remettre en cause le modèle lui-même.

Car l'effet pervers, finalement, c'est de nier la responsabilité des organisations ou des institutions normalement garantes du bien-être de la population. Voila que le chômeur est seul responsable de sa situation, que le malade a ignoré les avertissements, que la qualité de vie au quotidien est l'affaire de tous. Bien sûr, la société ne peut plus se permettre le fardeau de l'inconscience ou de l'irresponsabilité des hommes. Aux hommes d'être plus adultes après tout.

Puisque c'est aux hommes d'êtres adultes, voila les politiques et les entreprises dédouanées de tout soupçon. Ce n'est pas aux fabricants de cigarettes de limiter les additifs dangereux, ni aux entreprises de fabriquer des produits de qualité, ni aux politiciens de mener des politiques responsables. Non, c'est bien aux individus de savoir faire les bons choix.

Dorénavant, lorsque le système va mal, il ne faut plus pointer du doigt ou accuser, mais se demander ce qu'on peut faire soi-même. "Ne demandez pas ce que le gouvernement peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour le gouvernement", disait Kennedy. Mais Reagan a complété par "Le gouvernement n'est pas la solution, le gouvernement est le problème". Dans une démocratie véritablement libérale, l'état n'a plus la responsabilité du quotidien des citoyens, mais ce sont les citoyens qui sont responsables du quotidien de l'état.

Dorénavant, lorsque le système va mal, il ne s'agit pas de le remettre en question, mais d'être résigner à y voir une fatalité. Chacun n'est-il pas libre? Dans ce meilleur des mondes possibles, on ne peut plus exiger l'impossible de nos gouvernements.

Chacun doit être intelligent, responsable, adulte, dans l'intérêt de tous. Une belle idée oui, mais dans ce cas, si vous ne l'êtes pas, personne ne viendra vous aider. Que voulez-vous, c'est le monde moderne! Vous ne pensez quand même pas qu'on va faire les choses à votre place?

Sources:
Le Monde diplomatique: "Métro, boulot, parano. Tous Coupables", par Mathias Roux. Mai 2009.