dimanche 30 mai 2010

Libéralisme (encore)

Image hébergée par servimg.com

Le libéralisme aujourd'hui semble être devenu un gros mot. Aux Etats-Unis pour sa permissivité morale, en France pour son opposition économique à l'Etat-providence. Pourtant, historiquement, c'est bien d'une forme de progrès dont il s'agit.

C'est grâce à l'avènement du protestantisme et à son éthique que le libéralisme se développe au XVIIIème siècle. En rejetant l'autorité absolue des monarques européens, il permet à la bourgeoisie et aux forces financières (ce qu'on appellerait aujourd'hui les "classes moyennes émergentes") de réclamer une partie du pouvoir politique par un processus de "démocratisation". Le pouvoir politique ainsi libéralisé doit être accessible au plus grand nombre, et une hiérarchie méritocrate doit remplacer les hiérarchies héréditaires aristocratiques.

C'est donc tout naturellement que les libéraux ne distinguent pas libéralisme économique et libéralisme politique, puisque dans les deux cas il s'agit de laisser l'individu comme seul maître de son existence, et de rejeter l'influence de l'Etat.

On pourrait s'interroger sur la place du libéralisme aujourd'hui, puisque l'Etat n'est plus aujourd'hui garanti par la nature divine du monarque, mais est supposé incarner la volonté souveraine du peuple par la démocratie représentative. C'est que, de nos jours, la doctrine libérale poussée au terme de son raisonnement propose de placer l'individu au coeur de la société.

En apparence, il est difficile de voir en quoi une responsabilisation accrue de l'individu peut être nuisible à la société. Mais cette responsabilisation de chacun vis-à-vis de lui-même provoque chez la majorité des individus une diminution de la responsabilité vis-à-vis de tous ; en d'autres termes, peu nombreux sont ceux capables d'assumer leur propre existence tout en assumant des devoirs vis-à-vis de la société au sens large du terme ; en fait, des communautés ou des groupes limités tendent à se substituer à la société dans l'inconscient collectif, jusqu'à fragmenter le tissu social. Du communautarisme à l'associatif, en passant par le caritatif ou les collectifs, les relations humaines (au sens large du terme) tendent à se décentraliser et se localiser.

Le fonctionnement est à la fois simple et tortueux. Puisque c'est à l'individu d'assurer sa survie par ses propres moyens et non plus à la société de garantir une égalité ou une justice entre les hommes, il en résulte que l'individu possède également des devoirs considérablement réduits envers la société.

Deux observations en apparence contradictoire sont ici possibles:
- Le libéralisme, en prônant une libération totale de l'individu vis-à-vis de la société, permet de facto à celui capable de s'assumer, d'agir sans contraintes, et donc en théorie d'atteindre l'insouciance -souvent synonyme de bonheur dans l'inconscient collectif.
- Le libéralisme, en prônant une autonomie complète de chaque individu, expose les plus faibles à lutter pour leur survie, et de manière générale peut engendrer des tragédies terribles sur le plan humain.
[parenthèse: on voit ici comment le libéralisme rend bien concrète le dicton que "le bonheur des uns fait le malheur des autres"]

En fait, si l'individu se libère de l'Etat, il est en revanche impossible de penser un individualisme total. Si l'Etat ne représente plus le groupe, alors celui-ci doit être représenté par la communauté ou la famille. L'individu libéré de la société doit donc se reposer d'autant plus sur ses proches pour l'aider dans son parcours ; l'insouciance est donc relative, et les aliénations liées aux devoirs envers la société sont remplacés par des aliénations plus intenses au niveau familial ou communautaire, le fameux "dilemme du porc-épic".

La question se pose en revanche pour les problèmes à grande échelle auxquels l'humanité peut être confrontée. La démocratie libérale prétend dans ce cas laisser(-faire) les forces économiques, la nation, ou les groupes de nations aux mains d'une élite éclairée capable de guider le peuple "mieux qu'il ne se guiderait lui-même". Le principe représentatif combiné au libéralisme économique permettent donc de laisser la majorité dans une insouciance relative vis-à-vis des affaires publiques de la société.
Parallèlement, la mondialisation signifie bien sûr que ces affaires publiques gardent un impact considérable et souvent sous-estimé sur la vie de chacun.

On voit donc comment le libéralisme ne trouve que peu d'intérêt à l'éducation des peuples au-delà de la formation professionnelle de la population active, puisque la participation individuelle au politique peut être limitée. Education et culture sont alors du ressort individuel et non collectif, ce qui conduit à une accentuation des inégalités comme du déterminisme social.

Image hébergée par servimg.com

Le libéralisme d'aujourd'hui engendre quantité de paradoxes. Au tout premier plan, il brouille les divisions politiques. Traditionnellement la gauche prône un libéralisme moral, tandis que la droite prône un libéralisme économique et/ou politique. Mais l'adhésion (officielle ou non) de nombreux cadres politiques de gauches à l'orthodoxie économique libérale (par Hayek, Friedman...) efface les repères pour les populations, jusque dans la définition du terme: rappelons pour la énième fois qu'un "liberal" est "de gauche" aux Etats-Unis tandis qu'un "libéral" est "de droite" en France.
[parenthèse: il suffit de s'interroger sur les étiquettes "droite/gauche" qu'on peut attribuer à des politiciens tels que Tony Blair, Barack Obama ou Ségolène Royal pour voir que les paradigmes politiques ont considérablement évolué]

Si ces confusions persistent, c'est avec une certaine complicité des classes politiques et notamment des "gauches" qui, rejetant le socialisme depuis la fin de la Guerre Froide, se refusent à admettre une adhésion réticente à l'économie libérale faute d'alternatives crédibles pour les électeurs. Non que les alternatives manquent, mais les populariser auprès des populations paraît difficile: on voit comment Obama, après une campagne prêchant le changement, peine à imposer une forme considérablement allégée de l'Etat-providence auprès des Américains, en dépit du progrès que cela représente.

Ces confusions sont pourtant dangereuses car tant que les politiques ne prennent pas clairement position sur des principes aussi fondamentaux, elles affaiblissent la légitimité de la démocratie représentative et des politiques en général. Paradoxe des paradoxes: les élites politiques et économiques des grandes puissances occidentales sont complètement acquises au dogme libéral, alors même que les populations montrent souvent de la défiance face au mot lui-même.

Personne au 21ème siècle ne peut être véritablement anti-libéral. On ne peut revenir sur la démocratisation politique et économique effectuée depuis plusieurs siècles ; mais reconnaître le progrès qu'a représenté le libéralisme ne signifie pas être incapable de faire preuve de lucidité face à certains effets négatifs. La participation et la conscience politiques sont encore des devoirs pour les citoyens et donc, pour reprendre un axiome de philosophie politique bien connu "les moyens doivent être proportionnels aux objectifs".
L'éducation, et tout particulièrement l'éducation civique et politique ne peut être libéralisée puisqu'elle est la condition préalable sine qua non de la libéralisation politique (*!*) ; la poursuite du libéralisme politique doit amener une participation politique plus importante des citoyens ; la libéralisation économique n'a de sens que si elle diminue l'aliénation des individus liée aux impératifs économiques.

Le libéralisme, pour ses pères fondateurs, n'a jamais été le remplacement d'un pouvoir par un autre. Il ne devrait pas l'être pour les humains de ce nouveau siècle. Une société souhaitant continuer à progresser ne peut faire l'économie d'une définition complexe du principe politique le plus fondamental, de ses courants et de ses paradoxes.

dimanche 23 mai 2010

C'est la crise!

Image hébergée par servimg.com

La crise de l'euro aura donc raison de l'état-providence en Europe. Cette information est plus ou moins au coeur de cet article du New York Times, et cadre tout à fait avec la récente (et "surréaliste") proposition de Nicolas Sarkozy d'inscrire la réduction des déficits dans la constitution française.

C'est presque exactement le scénario déjà évoqué sur ce blog quelques mois plus tôt: la crise va à présent permettre de "réformer" en profondeur, autrement dit, de mettre en place des réformes néo-libérales. Au menu: l'âge de la retraite, la sécurité sociale, mais de manière générale l'ensemble des aides sociales, du RSA aux APL, en passant par les bourses étudiantes ou la fonction publique. L'austérité sera donc de rigueur, alors même que des économistes comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman dénoncent le dogme libéral comme fallacieux.

Le déficit aura-t-il vraiment raison du modèle européen? Cela paraît aujourd'hui probable, tant l'offensive médiatique sur la crise et les déficits aura mené les populations à la résignation. L'ironie suprême étant que les déficits seront toujours in fine des abstractions en comparaison des effets de la rigueur budgétaire. La dette publique est indissociable de l'état moderne et de la civilisation, puisqu'elle finance largement les mesures progressistes et humanistes des nations. En cherchant à la réduire drastiquement, l'Europe court le risque d'un retour en arrière considérable.


Sources:
The New York Times: Payback Time
Le Monde: Modifier la Constitution pour encadrer le déficit public : l'opposition dénonce une proposition "surréaliste"
Le Monde: Joseph Stiglitz : "L'austérité mène au désastre"

lundi 17 mai 2010

La stratégie du choc

Image hébergée par servimg.com

« La Stratégie du choc » est une thèse de la journaliste altermondialiste Naomi Klein. L’idée principale de son livre est simple : les politiciens profitent de la stupeur provoquée par les crises importantes pour avancer un agenda de réformes néo-libérales.
Si cet argument de Klein peut paraître réducteur, c’est parce qu’une telle stratégie n’a pas besoin d’être consciente : Noam Chomsky, tout en insistant sur la façon dont l’attention médiatique peut être détournée et manipulée, a toujours souligné qu’il fallait éviter de voir un projet organisé des élites mais plutôt un ensemble de confluences d’intérêt poussant dans la même direction.
De ce point de vue, les exemples ne manquent pas. Toute crise est utilisable, ou, pour reprendre la citation de l’économiste libéral Milton Friedman « Seule une crise, qu’elle soit bien réelle ou seulement une construction, peut produire de réels changements ». Les périodes de guerre ou de conflit provoquent toujours une compression des libertés individuelles et un pouvoir accru des garants de l’autorité, des forces de l’ordre au pouvoir exécutif, en passant par les services secrets et les institutions économiques. Les suites aux attentats du 11 septembre 2001 l’illustrent de manière flagrante, mais tout conflit, depuis au moins le XVIIIème siècle, est prétexte à un renforcement des pouvoirs établis. Alexander Hamilton l’écrivait déjà en 1787 : la guerre augmente considérablement le pouvoir exécutif (Abraham Lincoln aura d’ailleurs la même remarque moins d’un siècle plus tard). Semblablement les crises économiques les plus sévères ont toujours augmenté le pouvoir du gouvernement de manière générale. Toute menace à sa survie conduit l’individu lambda à se chercher un pouvoir auquel s’en remettre.
La nouveauté de cette époque se trouve dans le pouvoir des médias de provoquer une crise, ou plutôt d’en construire une par des gros titres et des images sensationnels. A travers les catastrophes naturelles, les crises économiques ou les simples débats de société, les médias ont acquis une capacité très visible à orienter l’attention de la population. Lorsqu’il y a collusion entre l’Etat, les forces économiques principales, et les médias, on peut raisonnablement craindre pour la démocratie.
Dans quelle mesure les crises sont-elles consciemment préparées pour être utilisées dans des buts précis ? Klein dit bien qu’il s’agit plus d’opportunisme que de construction planifiée, en d’autres termes, d’une tactique politicienne pour contourner la souveraineté du peuple. Mais dans le New York Times du jour, le journaliste conservateur (*!*) Ross Douthat nous rappelle que les changements politiques et économiques apportés en temps de crise ont tendance à rester. A l’inverse, les évolutions démocratiques et progressistes exigent une réelle volonté populaire et sont vulnérables à la stratégie du choc.