mercredi 6 octobre 2010

Deux articles...

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Une juxtaposition intéressante dans Le Monde d'il y a quelques temps.

D'une part "Pourquoi nous sommes des économistes atterrés" par Philippe Askenazy et André Orléan (CNRS), Thomas Coutrot (Attac) et Henri Sterdyniak (OFCE - Sciences Po) qui rebutent le néo-libéralisme en ces termes:
Le logiciel "néolibéral" est toujours le seul présenté comme légitime, malgré ses échecs patents. Fondé sur un paradigme qui présuppose l'efficience des marchés notamment financiers, il prône de réduire les dépenses publiques, de privatiser les services publics, de flexibiliser le marché du travail, de libéraliser le commerce, les services financiers et les marchés de capitaux, d'accroître la concurrence en tout temps et en tout lieu...[...] Ces mesures sont irresponsables d'un point de vue politique et social, et même au strict plan économique, puisqu'elles vont maintenir les pays européens dans la récession. [...] En tant qu'économistes, nous sommes atterrés de voir que ces politiques sont toujours à l'ordre du jour et que leurs fondements théoriques ne sont pas publiquement remis en cause.
[Notons que cette analyse est, dans ses grandes lignes, partagée par les prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz et Paul Krugman]

D'autre part "Se réconcilier avec la "valeur travail"" par Robert Rochefort, sociologue et député européen MoDem, pour qui les troubles actuels viennent d'un divorce entre les français et le travail:
Le refus de travailler plus longtemps n'est rien d'autre que l'expression de la lassitude voire du désarroi face au travail lui-même tel qu'il est vécu dans notre pays. Cela vient des évolutions récentes et se nourrit de l'ambiguïté des courants philosophiques qui ont construit notre pensée au fil de l'histoire. [...] D'un côté, les pays libéraux, où chacun doit par son travail faire prospérer ses talents. [...] De l'autre, une conception plus nuancée dont la France est le pays emblématique où cohabitent vision critique et principe de réalité avec, pour chaque individu, une position qui dépend de sa situation face à l'emploi. [...] Le travail doit redevenir pour le plus grand nombre l'un des pôles enrichissants de la vie personnelle. Lorsqu'on juge que "la vraie vie est ailleurs", et c'est souvent le cas, le travail est un échec et l'on souhaite s'en libérer le plus tôt possible. Le véritable projet pour demain, c'est de refonder le travail comme acte créateur pour tous, parfois même source de bonheur comme contrepartie de l'effort et de l'abnégation qu'il nécessite.

Ces deux articles sont intéressants car ils montrent deux grands courants de pensée qui s'affrontent à l'heure actuelle, tout en se plaçant sur deux plans légèrement différents.
La première analyse est essentiellement politique et économique: elle s'attaque au dogme libéral et cherche à protéger l'Etat-providence contre les réformes actuelles en s'opposant à la rigueur budgétaire.
La seconde est exclusivement sociologique: elle dépeint l'opposition aux réformes comme un malaise social, provenant notamment d'une relation complexe (et négative) des français au travail.

Le premier paradigme tourne donc autour du sauvetage (ou de la destruction) de l'Etat-providence, et est repris en première page dans le Courrier International du 23 au 29 septembre dernier. Il oppose la social-démocratie (incarnée par l'historien britannique Tony Judt) au libéralisme (incarné par le journaliste économique Anatole Kaletsky).

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Le second paradigme est plus difficile à définir, tout en étant particulièrement bien instrumentalisé par la droite. Il relève d'une société qui, ayant du mal à se définir par des valeurs positives, va avoir tendance à se définir par ce qu'elle rejette. Ce malaise, dont la France n'a pas l'exclusivité loin de là, est le propre des sociétés modernes dans laquelle les individus peinent à se construire une identité collective. Peuvent être mis en cause une défiance face à la mondialisation (voir à la construction européenne), une perte de confiance en les politiques, et une remise en questions des principes et des valeurs nationaux.

Il faut dire que les repères traditionnels s'effacent les uns après les autres. Traditionnellement à tendance socialiste, la France et sa population vivent mal une transition vers une économie et une société "de marché" dans lequel l'individu doit s'assumer sans le soutien assuré de la collectivité en cas de difficultés. S'ensuivent donc des craintes et des oppositions face à cette évolution présentée comme inéluctable, mais aussi une crise identitaire quant au sens même de la nation, puisqu'elle n'est plus protectrice des citoyens.

Dans ces débats, ce qui est surtout frappant, c'est le manque de clarté, et tout particulièrement chez les politiques. A gauche comme à droite on évite soigneusement de lier les grandes questions politico-économiques de notre époque aux problèmes sociaux et identitaires, comme si finalement les réformes et la crise économique existaient dans un univers abstrait, et que l'identité française n'était que question d'immigration ou d'intégration, et non de solidarité sociale.

Au-delà de la facilité, il y a aussi un opportunisme: à l'UMP, on flatte l'électorat de l'extrême-droite en espérant que les réformes seront ainsi digérées dans le climat négatif ambiant, au PS on cache pudiquement son adhésion au néo-libéralisme derrière des critiques sans substance, puisque sans bagage théorique. Si le paysage politique et social est à la fois vide de constructif et plein de "débats" superficiels, c'est bien que la gauche n'a pas encore proposé "sa" vision de ce que peut être la France, son alternative à la vision "droitiste".

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L'alternative devra pourtant apparaître quelque part. Si l'Europe rend difficile une opposition frontale au libéralisme économique, elle n'implique pas un renoncement complet de la solidarité sociale "à-la-française". Bien au contraire, redéfinir cette solidarité, ses principes, ses possibilités, et ce même dans l'adversité, c'est aussi ça redéfinir la France. Face à l'individualisme et l'autonomie (self-reliance) prônés par le libéralisme, on peut encore chercher des solutions dans le collectif.

La Grande-Bretagne de David Cameron semble vouloir ainsi créer une "big society" dans laquelle les compétences de l'Etat seraient transférées à des collectivités ou des associations locales, basées sur... le volontariat. Autrement dit, de remplacer les fonctionnaires par des bénévoles. Ou comment (par)achever la mise à mort de l'Etat-providence, et vider de son sens le concept même de nation.

La France de N.Sarkozy prend le même chemin, mais plus timidement, du fait même de l'impopularité des libéraux dans notre pays. Reste que l'idée d'une "autre société", fut-elle "big" à-la-Cameron ou "great" à-la-Lyndon Johnson, a ses mérites si elle permet effectivement de redéfinir l'idée même de collectivité. Mais plutôt que de recréer une société parallèle, une reconquête des structures locales (de la municipalité à la région) par l'activisme politique des individus, permettrait déjà de redonner un sens au collectif.

On tombe dans le paradoxe de nombreux pays développés: bien souvent les populations perdent progressivement leur intérêt pour la politique, et leur confiance dans leurs représentants. En temps de crise, ces attitudes se retournent contre eux par l'intermédiaire de réformes préparées hâtivement (dans l'opportunisme des crises), et traduisent souvent plus l'adhésion des élites au dogme libéral plutôt que la recherche de l'intérêt des populations, justifiant ainsi largement la défiance au politique.

Pour briser le cercle vicieux, la première étape serait donc de redéfinir l'action citoyenne. D'une part, un activisme collectif a des chances (au moins) d'influencer les partis politiques. D'autre part, si les populations sont réellement attentives aux décisions politiques (et non par le simple intermédiaire des grands médias), cette attention incitera les représentants du peuple à être dignes de leur fonction.
Utopique? Certes. Mais chaque grève, chaque manifestation, chaque symptôme du malaise, augmentent les chances de voir apparaître une alternative citoyenne à la "politique politicienne" incapable d'adresser les problèmes de la population.


Sources:
Le Monde: Pourquoi nous sommes des économistes atterrés
Le Monde: Se réconcilier avec la "valeur travail"
Le Monde: Joseph Stiglitz dénonce les politiques d'austérité menées en Europe
Le Nouvel Observateur: Le nouveau malaise français
Le Figaro: Le plan de Cameron pour alléger l'État
Mediapart: La société selon David Cameron

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