Alors que le président américain Barack Obama, avec l'appui de sa Secrétaire d'Etat Hillary Clinton, milite pour un monde sans armes nucléaires, il se trouve des voix pour critiquer une telle approche.
On pourrait être en droit d'être surpris: l'arsenal américain hérité de la Guerre Froide est à la fois coûteux et inutile dans le monde d'aujourd'hui. Pour commencer les missiles intercontinentaux (ICBMs), destinés à frapper l'Union Soviétique jusqu'au début des années 1990 sont peu adaptés au contexte géopolitique actuel de multipolarité. Surtout, cet arsenal souffre du problème bien connu de redondance, autrement dit, la multiplication des armes atomiques de la "triade" (sur bombardiers, sous-marins et missiles) est totalement inutile au principe de dissuasion.
Alors pourquoi un ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'ONU, John R. Bolton, s'oppose-t-il à la politique d'Obama dans le New York Times, arguant qu'une réduction des armes atomiques peut "affaiblir" les Etats-Unis et même "profiter" à la Russie? Que supprimer les missiles de la Guerre Froide pour ne conserver que les armes nucléaires tactiques de moindre puissance serait cesser de protéger la population américaine?
On peut se demander dans quel monde vit Mr Bolton pour concevoir tant de menaces à la superpuissance américaine.
Pour comprendre l'article de Mr Bolton, il faut regarder où il travaille. Et là tout s'éclaire, puisqu'il est l'une des cent têtes de la tristement célèbre American Enterprise Institute (AEI), l'une des "boîte à idées" les plus conservatrices des Etats-Unis.
L'AEI fut fondée en 1943 pour être le porte-parole du grand patronat auprès du gouvernement, et tout particulièrement les firmes Bristol-Myers et General Mills. Dans un premier temps elle traite avant tout de politique intérieure et vise à promouvoir activement le libre-échange et la liberté d'entreprise en s'opposant aux régulations étatiques des administrations démocrates. Dans les années 70 cependant, appuyée par des entreprises du complexe militaro-industriel, l'AEI va s'associer à d'autres organisations conservatrices telles que le Committee on the Present Danger (CPD) ou le Center for Strategic & International Studies (CSIS) pour dénoncer une sous-estimation de la menace soviétique.
L'argument est cousu de fil blanc. Bien que l'expansion communiste soit en apparence indiscutable, les Etats-Unis ne sont pas directement menacés par l'Union Soviétique. Cependant, l'augmentation radicale du budget militaire prôné par l'AEI, le CPD, et le CSIS vise à imposer la suprématie du libre-échange et des théories économiques libérales. C'est ainsi que ce plaidoyer pour la puissance américaine va survivre à la Guerre Froide: sous l'administration de George W. Bush, ce sont Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowicz qui se chargent d'avancer les programmes de l'AEI au sein du gouvernement américain, et donc d'utiliser les attentats du 11 septembre 2001 pour augmenter le budget militaire américain jusqu'à des sommets inégalés.
D'autres "têtes" de l'AEI sont connues. Citons Richard Perle, surnommé autrefois le "Prince des Ténèbres" lorsque, sous l'administration Reagan, il cherchait à faire échouer toute négociation avec l'URSS, ou bien encore Joshua Muravchik, qui affirme que la démocratie peut être imposée par la force à l'étranger.
Les projets de l'AEI sont multiples. Par son soutien inconditionnel au libéralisme économique, l'AEI cherche à créer une zone de libre-échange américano-européenne, et use de son influence pour accélérer l'intégration européenne. Par intégration, entendons non seulement l'intégration des pays européens de l'ancien bloc de l'Est, mais également la mise en place de politiques néo-libérales au sein de l'Union Européenne. C'est la "Nouvelle Initiative Atlantique" fondée en 1996 à Prague. Bien entendu, le "non" à la constitution européenne a permis de ralentir momentanément cette intégration.
De manière comparable, l'AEI a bien évidemment soutenu l'invasion de l'Irak afin de créer une zone démocratique au Moyen-Orient qui contrebalancerait l'influence iranienne et soutiendrait Israël. Ajoutons que l'Iran est désormais une cible de choix pour l'AEI qui cautionnerait volontiers une intervention militaire américaine.
L'AEI a d'autres facettes moins connues. Par exemple, dans les années 80 elle a sponsorisé un rapport pour soutenir l'industrie du tabac en arguant que le coût entraîné par le tabagisme (en matière de soins médicaux) était comparable à ceux de l'alcool ou du sucre, et qu'il n'était donc pas de la responsabilité des fabricants de cigarettes. N'oublions pas non plus la tentative de décrédibiliser l'idée du réchauffement climatique: l'AEI a notamment offert un prix de 10,000$ à tout scientifique qui pourrait contredire le rapport de l'ONU sur la nécessité de réduire les gaz à effet de serre.
Ces activités s'inscrivent dans une politique de défense des libertés des entreprises (liberté de tuer ou de polluer en l'occurrence).
En résumé, l'AEI est donc un monstre à cent têtes, qui vise autant à préserver l'hégémonie américaine -par la force militaire principalement- qu'à faire avancer le libéralisme économique dans le monde. Pour ce faire, l'organisation est financée par une multitude de firmes cherchant à éviter qu'un gouvernement américain puisse mener une politique nuisant à leurs intérêts. Elle collabore avec une nébuleuse d'organisations concurrentes ou complémentaires visant (directement ou indirectement) à promouvoir les intérêts américains et le libéralisme -notamment le CSIS.
Voici donc comment une idée qui paraitra certainement noble à beaucoup (l'abolition des armes nucléaires) constitue une menace pour d'autres (menace à l'hégémonie américaine).
Tout cela paraîtra fort distant. Après tout, l'AEI, le CPD ou le CSIS sont des organisations américaines, il est donc normal qu'elles soutiennent la puissance et l'idéologie des Etats-Unis. Mais parmi les centaines de noms sur les listes de membres de l'AEI ou du CSIS se trouve une certaine Christine Lagarde, nommée ministre de l'économie de la France en 2007. A l'ère de la mondialisation, personne n'échappe au monstre à cent têtes...
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