dimanche 26 avril 2009

Fausses abstractions

On se dit souvent que les idées sont avant tout des abstractions, et qu'il n'y a guère de raison d'appliquer une morale extérieure à ses croyances personnelles. En d'autres termes, on se veut seul juge de la qualité de sa pensée. La liberté est avant tout individuelle ; toute contrainte sur cette liberté de penser est une oppression aliénatrice qui est le propre des régimes totalitaires.


Aussi séduisant que puisse être ce raisonnement, il trouve hélas ses limites, comme le montrent quelques études de cas.

- Libertés individuelles
On perçoit toujours les libertés individuelles comme des droits, des symboles positifs d'une société évoluée et démocratique. Aux Etats-Unis cependant, une liberté individuelle fondamentale demeure le droit de posséder des armes à feu. Sur le papier, l'autodéfense a de quoi être légitimée ; en France aussi le gouvernement a récemment envoyé des signaux forts pour protéger ce concept de "légitime défense". Dans ce cas la responsabilité du pouvoir de donner la mort est donc placée au niveau individuel ; l'individu devient juge, jury et bourreau. Qui irait défendre le droit de chacun de se défendre contre les criminels, qu'ils soient voleurs, violeurs, ou juste des agresseurs en quête de violence?

Derrière cette liberté pourtant, les dangers ne manquent pas. Si le massacre du lycée Columbine paraît symbolique d'une violence périodique, la réalité est tout autre: chaque année 12,000 personnes sont tuées par balles aux Etats-Unis dont 1,900 mineurs. Et si ce chiffre vous paraît abstrait, essayez d'imaginer ce que serait une pile de 1,900 cadavres d'enfants, du nourrisson à l'adolescent. Si l'on commence à rajouter les 17,000 suicides (dont 800 mineurs), et les quelques 70,000 blessés par balle annuels, le prix d'une telle liberté n'a rien d'une abstraction.



- Conservatisme et patriotisme
La protection de la culture, des traditions et des valeurs d'un pays, sont souvent présentées comme une nécessité absolue. Pour tout en chacun il s'agit de protéger notre pays tel qu'on le connaît des influences ou des menaces extérieures. Ce conservatisme peut se traduire par des mesures sociales diverses: immigration restreinte et/ou choisie, laïcité imposée par la loi, voir la défense d'institutions ou d'organisations à caractère hautement symboliques. Il n'y a pas en apparence de justification digne de ce nom pour imposer la tolérance ou l'ouverture d'esprit: chaque pays a ses traditions, et c'est aux nouveaux arrivants de s'y adapter plutôt que l'inverse. La loi existe aussi pour défendre les valeurs fondamentales d'une nation, tels que les droits de l'homme, de la femme ou de l'enfant. La culture du "politiquement correct" et du "bien-pensant" transforme notre pays en quelque chose que la majorité ne désire pas.

Un tel état d'esprit a des dangers plus évidents, car défendre avec acharnement certaines valeurs, c'est souvent en ignorer d'autres. Si la tolérance est difficile à défendre, c'est qu'elle ne trouve sa légitimité que dans les conséquences de l'intolérance. Le patriotisme aveugle mène à l'incitation à la haine: haine culturelle, religieuse ou raciale. Cette haine ensuite a ses conséquences bien concrètes: insultes, agressions, meurtres. Un peuple patriotique est trop souvent un peuple violent, car l'intérêt national est alors placé au-dessus du respect de l'autre et de la différence.

Et que dire de la défense de l'intérêt national par les autorités? Détentions arbitraires, passages à tabac, et (c'est récent paraît-il) la torture. Défendre un pays justifie-t-il l'électrocution ou la quasi-noyade de suspects? Le droit de protéger certaines valeurs peut ainsi mener à la négation de l'humanité de terroristes potentiels. Lorsque les américains comprirent la réalité de Guantanamo et de la torture le choc fut amer car les risques de débordement évoqués par certains (des anarchistes ou des radicaux, avait-on affirmé!) s'avérèrent être oh combien réels.


- Liberté politique
Ah, la liberté politique, grandeur de nos "démocraties" "libérales" grâce à nos gouvernements représentatifs! Et de se dire que l'on est libre de choisir ses dirigeants, de chercher celui qui défendra nos idées! Voila une liberté assurément essentielle, incontournable. Et si on le souhaite, se désolidariser de la communauté, et demander à chacun de devenir pleinement responsable. Chacun n'a-t-il pas les moyens de s'occuper de lui-même? Pourquoi faudrait-il que certains payent pour d'autres, encore et toujours? La générosité si on le souhaite, voilà le cadeau le plus précieux de nos pays occidentaux.

Le droit d'être individualiste, indifférent aux évolutions de nos sociétés, libre de ne pas contribuer à une solidarité dont profiteront toujours certains parasites, c'est le principe du néo-libéralisme aujourd'hui. Mais de telles politiques aussi ont leurs conséquences. Creusement des inégalités, paupérisation et inculture des masses, déterminisme accentué par la non-mobilité sociale. La liberté politique, c'est parfois la possibilité d'être lâche ou cynique. Car si voter est une responsabilité de citoyen, faire preuve d'empathie ou de solidarité n'est-il pas une responsabilité d'être humain?

La politique a fini par traduire en idées certains penchants volontiers égoïstes de l'individu, par rendre acceptable le cynisme et l'insensibilité ; à l'échelle de nos sociétés c'est finalement réduire les individus à des acteurs autonomes et indépendants les uns des autres. Et dans cette indépendance, détruire toute justification ou raison d'être d'un tissu social digne de ce nom. Indépendant et responsable, l'individu? Alors à quoi bon la communication et l'échange, puisqu'in fine n'existeront plus que des convergences d'intérêt? Dans l'excès de liberté politique on trouve la possibilité de voter la disparition de la politique... Et d'oublier que la liberté de l'individu ne peut remplacer le pouvoir de se gouverner (kratia) du peuple (démos) ; autrement dit, que la démocratie enlève nécessairement une liberté individuelle: la liberté d'être désintéressé.


Fin de la Guerre Froide = ?

La fin de la Guerre Froide par l'effondrement de l'Union Soviétique a, paraît-il, consacré la victoire de la démocratie libérale comme le meilleur système de gouvernement, justifié la relation entre le capitalisme et la liberté de l'Homme, montré l'échec du communisme et même (selon Milton Friedman), celui du socialisme. En somme, le libéralisme a prouvé être le mode de pensée du nouveau millénaire, et permis à l'individu d'être enfin au centre de la société et de recouvrer toutes ces libertés perdues.

Mais si l'individu du futur doit assumer la gestion de la société, sans pouvoir de l'état, sans contrainte sur sa pensée ou ses instincts, sera-t-il encore responsable? Si l'intolérance et l'égoïsme sont des droits, quid des devoirs?
On prétend toujours donner plus de libertés à l'homme, valoriser l'individu plutôt que l'état, l'individu plutôt que le groupe. Mais le propre de l'homme c'est de savoir survivre en étant un animal social. A donner certaines libertés, on oublie un peu vite que toutes ne sont pas bonnes à prendre et que le libéralisme peut être aussi libérateur que destructeur -l'homme n'est-il pas un loup pour l'homme?

Si chacun doit être libre de penser comme il le souhaite, encore faut-il, pour certains, apprendre le pouvoir des idées. Sur le papier, certains principes peuvent apparaître justes et légitimes, et certains droits relever du bon sens commun. Les avantages peuvent paraître immédiats et justifiés, tandis que les inconvénients sont des abstractions, bien loin du quotidien et de son confort personnel. Il n'est guère facile de prendre conscience de ce qu'on cautionne réellement chaque jour, d'assumer la responsabilité non seulement de soi-même, mais aussi d'une société ou chacun s'en contente. Quel individu sera vraiment capable de gérer non seulement sa vie, mais s'assurer qu'il protège l'environnement, qu'il n'exploite aucun enfant du Tiers-Monde, qu'il n'a pas, indirectement, provoqué la souffrance ou la mort de son prochain?

Lorsque certaines idées sont mises en pratique, certaines abstractions vite ignorées se révèlent être soudain des problèmes très concrets, dont souffriront les autres -on espère. Mais il est souvent trop tard quand on mesure l'ampleur du désastre et l'horreur très réelle d'une fausse abstraction.


Sources:
The New York Times: "A Culture Soaked in Blood", par Bob Herbert. 24/04/09
The New York Times: "The Banality of White House Evil", par Frank Rich. 25/04/09

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