Et si un même problème se trouvait au coeur de la plupart des problématiques actuelles? S'il était possible de lier certains des plus grands troubles de l'époque, qu'ils soient économiques, politiques ou sociaux?
Plusieurs analyses de la récente crise économique ont souligné que la nature profonde du problème ne se trouvait pas dans les complexités financières, mais tout simplement dans la structure de l'économie et les inégalités croissantes de revenus.
Le phénomène est suffisamment simple pour que n'importe qui, même sans maîtriser le moindre concept économique, puisse comprendre.
Depuis environ un siècle, les pays développés se sont orientés vers ce qu'on a surnommé "la société de consommation", autrement dit, une production accrue de produits non essentiels, supposément traduite par une augmentation du "niveau de vie" ou du "confort individuel".
Cette augmentation de la production a eu deux effets. Le premier a été de nécessiter plus de main d'oeuvre. Le second d'augmenter la quantité de biens matériels à acquérir pour atteindre un niveau de vie dit "satisfaisant".
La quête du profit maximum a cependant empêché que l'augmentation de la production s'accompagne d'une augmentation exactement proportionnelle du pouvoir d'achat. Cette quête du profit, à l'origine des délocalisations ou des baisses de qualité des produits, a été décrite comme partie intégrante (et faiblesse inhérente) du capitalisme par... Karl Marx.
Or, si le marxisme est un gros mot pour certains, cette théorie s'est avérée complètement fondée depuis déjà de nombreuses décennies. Au moins depuis la fin des "trente glorieuses", la proportion de pouvoir d'achat réel des classes moyennes et défavorisées n'a cessé de baisser. Si cette baisse est demeurée peu remarquée c'est grâce à la banalisation de prêts importants accordés par les banques.
En apparence, l'emprunt participe directement à la croissance. Par cette création monétaire il permet de développer l'économie, d'enrichir tant le créancier que le débiteur.
En pratique cependant, cet enrichissement est hélas illusoire. Pour commencer il maintient artificiellement des coûts élevés pour des produits non essentiels ; autrement dit, il soutient une économie de consommation forcée qui mène au gaspillage ; des ressources considérables sont englouties dans la production de gadgets, d'améliorations superflues, voir de renouvellement de produits déjà largement satisfaisants. En parallèle, les produits véritablement essentiels voient leur valeur augmenter de manière proportionnelle à l'importance des emprunts concédés. C'est bien sûr le mécanisme qui créé les bulles, qu'elles soient (par exemple) dans le secteur immobilier ou alimentaire.
Plus grave encore est la façon perverse dont l'endettement appauvrit le débiteur. Supposé permettre la consommation, l'endettement excessif a en fait pour conséquence d'augmenter les intérêts des emprunts jusqu'à rendre le coût de ceux-ci prohibitifs ; le remboursement devenu plus difficile, le risque de faillite personnelle augmente, en particulier si la sécurité de l'emploi n'est pas garantie. Le créancier devient alors le seul réel bénéficiaire puisque la création monétaire ne lui coûte rien *!* Le débiteur en revanche profite d'une richesse illusoire correspondant à un travail qu'il n'a pas encore fourni.
D'un point de vue économique, on peut dire que cette création monétaire est fausse: puisque le remboursement d'un emprunt se fait sur les salaires à venir, la seule richesse vraiment créée est celle des intérêts, qui revient uniquement au créancier. La croissance économique va alors être soutenue au détriment de la majorité de la population et au bénéfice des banques.
Exagération? Non, le phénomène est désormais officiellement reconnu. Pour beaucoup cependant, ses avantages sont plus importants que ses inconvénients puisque justement l'emprunt (et la création monétaire qui l'accompagne) sont les moteurs de la croissance, et donc du développement d'une nation. En fait, il s'agit aussi d'une solution par défaut. En dissimulant les inégalités croissantes de revenus, le phénomène permet de sauver la face du capitalisme.
Retour à Marx. Selon Karl, le capitalisme était avant tout une accumulation de capital dans les mains d'une minorité d'industriels, au détriment de leurs employés (les prolétaires). On nous a souvent appris que Marx s'était trompé, puisqu'il avait "loupé" l'émergence des classes moyennes, et donc la réduction des inégalités. Son affirmation que le capitalisme était une entrave au progrès du fait de la concentration des richesses aurait été loin du compte.
Quelques crises financières plus tard, cette affirmation retrouve pourtant sa légitimité: si l'on considère le fonctionnement économique actuel, notre civilisation entière vit largement à crédit, et cet état de fait profite effectivement à une infime minorité. ce sont les individus, les groupes ou les nations les plus défavorisées qui créent la richesse, mais celle-ci va presque exclusivement à leurs créanciers.
C'est couplé au libéralisme que le phénomène prend une dimension alarmante. Inspiré de l'éthique protestante, celui-ci prône une autonomie complète de chaque individu (
voir article précédent). Pour pouvoir garder un niveau de vie élevé, l'individu ne peut donc que s'appuyer sur son travail, et les emprunts que celui-ci lui autorise ; la solidarité n'est plus essentielle au fonctionnement de la société.
En parallèle, la "libéralisation" de l'éducation restreint la mobilité sociale, cependant que la "libéralisation" politique donne toujours plus d'importance aux forces économiques.
Force est d'admettre que l'inégalité demeure le problème clé de notre époque. Inégalités entre les individus, entre les nations et entre les continents. Le capitalisme, supposé apporter une "égalité d'opportunité" a continué en fait à creuser des inégalités déjà existantes. La description du phénomène va bientôt fêter ses 150 ans, mais celui-ci aura été masqué aux yeux du plus grand nombre par la dimension
financière de l'économie.
Le problème est un monstre à deux têtes: la répartition équitable des richesses demeure une utopie, cependant que l'idéologie dominante semble prêcher l'autonomie et le laissez-faire.
Ironiquement, l'appauvrissement des classes moyennes comme des nations sous-développées est attribué par les économistes libéraux à l'Etat, qui freine leur enrichissement par la régulation et l'impôt.
L'Etat n'est pas nécessairement une solution aux problèmes économiques. Sa légitimité tient au fait qu'il incarne la souveraineté populaire. Cette souveraineté peut être exercée autrement, par exemple en exigeant de l'économie qu'elle cherche à réduire les inégalités et non à les creuser. La chose est possible: il "suffit" de réserver la création monétaire aux plus nécessiteux. En d'autres termes, des emprunts à 0% pour les individus et les nations les plus démunies.
[avec, bien sûr, effacement des dettes déjà existantes]
Pour les partisans du
matérialisme historique, les idéologies sont le produit des conflits sociaux et non l'inverse ; une idéologie dominante est donc le produit (ou du moins l'instrument) d'une élite dominante.
Si l'économie et la finance sont au service d'une minorité et que le libéralisme (idéologie dominante chez nos politiques) a été perverti pour accentuer le phénomène, force est de reconnaître que nous sommes tous les otages des puissants.
Sources:
The New York Times: How to End the Great Recession